De la photographie

« “Silencieux” est plus juste, en effet, qu’invisible, à cet égard, ou plutôt en dit plus. Car non seulement cette transformation en cours, on ne la perçoit pas, mais elle s’opère elle-même sans crier gare, sans alerter, “en silence” : sans se faire remarquer et comme indépendamment de nous ; sans vouloir nous déranger, dirait-on, alors même que c’est en nous qu’elle fait son chemin jusqu’à nous détruire. Puis on tombe, un jour, sur une photographie d’il y a vingt ans et le trouble dont on est saisi soudain est irrépressible. Le regard scrutateur s’engloutit dans la question : comment serait-ce moi ce visage ? Ce n’est pas “moi” — mais alors quel autre que moi ? Certes, je me reconnais peu à peu, en recomposant patiemment les traits, mais de façon seulement allusive et tellement étranger : sous ce regard perplexe, “moi” se défait. »

JULLIEN François, Les Transformations silencieuses, Éditions Grasset & Fasquelle, 2009, p. 11.

« Implicite dans la photographie est l’idée que connaître le monde, c’est l’accepter tel que la photographie le fixe. Mais c’est à l’opposé de la compréhension, qui commence précisément par le refus du monde tel qu’il apparaît. Toute possibilité de comprendre s’enracine dans la capacité de dire non. Rigoureusement parlant, on ne comprend jamais rien à partir d’une photographie. […] La façon dont l’appareil photo rend la réalité dissimule plus qu’elle ne montre. »

SONTAG Susan, Sur la photographie, collection 10/18, Éditions du Seuil, p. 37.

« Grâce aux photos, nous suivons de la manière la plus intime, la plus troublante, la réalité du vieillissement. Regarder une vieille photo de soi, ou de quelqu’un qu’on a connu, ou d’un personnage public très photographié, c’est d’abord ressentir : comme j’étais (ou comme il ou elle était) plus jeune en ce temps-là. La photographie, c’est l’inventaire du dépérissement. »

SONTAG Susan, Sur la photographie, collection 10/18, Éditions du Seuil, p. 92.

« J’ai déploré souvent que mes parents n’aient pris que peu de photographies de notre enfance ; je leur en ai voulu. Ma mère, à ce reproche exprimé parfois par moi, m’a invariablement répondu : Je ne peux pas vivre et regarder vivre ; soudain je comprends combien c’est vrai, comment vivre heureux est intransitif. La nécessité de la trace ne surgit qu’avec la disparition. »


TINEL Anne-Christine, Tunis, par hasard, collection “éclats de vie”, Éditions Elyzad / Clairefontaine, pp. 73-74.

« Car il est clair que la photographie est une pratique d’envoûtement qui vise à s’assurer la possession de l’être photographié. Quiconque craint d’être “pris” en photographie fait preuve du plus élémentaire bon sens. C’est un mode de consommation auquel on recourt généralement faute de mieux, et il va de soi que si les beaux paysages pouvaient se manger, on les photographierait moins souvent.
Ici s’impose la comparaison avec le peintre qui travaille au grand jour, par petites touches patientes et patentes pour coucher ses sentiments et sa personnalité sur la toile. À l’opposé, l’acte photographique est instantané et occulte, ressemblant en cela au coup de baguette magique de la fée transformant une citrouille en carosse, ou une jeune fille éveillée en jeune fille endormie. L’artiste est expansif, généreux, centrifuge. Le photographe est avare, avide, gourmand, centripète. […] L’envoûtement et ses pratiques exploitent déjà la possession mi-amoureuse mi-meurtrière du photographié par le photographe. Pour moi, l’aboutissement de l’acte photographique sans renoncer aux prestiges de l’envoûtement va plus loin et plus haut. Il consiste à élever l’objet réel à une puissance nouvelle, la puissance imaginaire. L’image photographique, cette émanation indiscutable du réel, est en même temps consubstantielle à mes fantasmes, elle est de plain-pied avec mon univers imaginaire. La photographie promeut le réel au niveau du rêve, elle métamorphose un objet réel en son propre mythe. L’objectif est la porte étroite par laquelle les élus appelés à devenir des dieux et des héros possédés font leur entrée secrète dans mon panthéon intérieur. »

TOURNIER Michel, Le Roi des Aulnes, éditions Gallimard, 1970, p. 145.

« Le développement des films et la découverte des images négatives comportent une tentation et un regret. Car ces négatifs examinés par transparence sont d’un charme incomparable et il est trop évident que le tirage qui restituera l’image positive a le sens d’une dégradation. La richesse des nuances et des détails, la profondeur des tons, la luminosité nocturne qui éclaire l’image négative, tout cela ne serait rien encore sans l’étrangeté qui naît de l’inversion des valeurs. Le visage aux cheveux blancs et aux dents noires, au front noir et aux sourcils blancs, l’œil dont le blanc est noir, et la pupille un petit trou clair, le paysage dont les arbres se détachent comme des plumets de cygne sur un ciel d’encre, le corps nu dont les régions les plus tendres, les plus laiteuses en réalité sont ici les plus ombrées, les plus plombées, ce perpétuel démenti à nos habitudes visuelles semblent introduire dans un monde inversé, mais un monde d’images et donc sans vraie malignité, toujours redressable à volonté, c’est-à-dire exactement réversible. »

TOURNIER Michel, Le Roi des Aulnes, éditions Gallimard, 1970, pp. 150-151.

« J’ai longtemps pris mes photos à la sauvette, je veux dire à l’insu de celui ou de celle que je photographiais. La méthode est fructueuse et commode. En outre, elle flatte la petite lâcheté qui me tenaille toujours un peu au moment de me livrer à un rapt d’image. Mais c’est finalement un pis-aller, et je reconnais maintenant que l’affrontement du photographié, pour effrayant qu’il paraisse, est toujours préférable. Car il est bon que la prise de vue se reflète d’une façon ou d’une autre dans le visage ou l’attitude du photographié : surprise, colère, peur, ou au contraire amusement, satisfaction vaniteuse, voire pitrerie, geste obscène ou provocateur. […] Les téléobjectifs qui permettent d’opérer de loin, sans aucun contact avec le photographié, tuent ce qu’il y a de plus émouvant dans la prise de vue : la légère souffrance qu’éprouvent, ensemble et à des pôles opposés, celui qui se sait photographié et celui qui sait qu’on sait qu’il se livre à un acte prédateur, à un détournement d’image. »

TOURNIER Michel, Le Roi des Aulnes, éditions Gallimard, 1970, pp. 155-156.